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HISTOIRE DE MA VIE

temps sur sa paresse. Jonquille, un peu piquée et têtue, prit le parti de bouder et de retourner sur sa branche. Mais Agathe ne se résigna pas de même, et se tournant vers elle, lui demanda à manger avec une insistance incroyable. Sans doute elle lui parla avec une grande éloquence, ou si elle ne savait pas encore bien s’exprimer, elle eut dans la voix des accents à déchirer un cœur sensible. Moi, barbare, je regardais et j’écoutais sans bouger, étudiant l’émotion très visible de Jonquille, qui semblait hésiter et se livrer un combat intérieur fort extraordinaire.

Enfin, elle s’arme de résolution, vole d’un seul élan jusqu’à la soucoupe, crie un instant, espérant que la nourriture viendra d’elle-même à son bec : puis elle se décide et entame la pâtée. Mais, ô prodige de sensibilité ! elle ne songe pas à apaiser sa propre faim ; elle remplit son bec, retourne à la branche, et fait manger Agathe avec autant d’adresse et de propreté que si elle eût été déjà mère.

Depuis ce moment Agathe et Jonquille ne m’importunèrent plus, et la petite fut nourrie par l’aînée, qui s’en tira bien mieux que moi, car elle la rendit propre, luisante, grasse, et sachant se servir elle-même beaucoup plus vite que je n’y serais parvenue. Ainsi cette pauvrette avait fait de sa compagne une fille adoptive, elle, qui n’était encore qu’un enfant, et elle n’avait appris à se nourrir elle-même que poussée et vaincue par un sentiment de charité maternelle envers sa compagne[1].

Un mois après, Jonquille et Agathe, toujours inséparables, quoique de même sexe et de variétés différentes, vivaient en pleine liberté sur les grands arbres de mon

  1. Il paraît que cette prodigieuse histoire est la chose la plus ordinaire du monde, car, depuis que j’ai écrit ce volume, nous en avons vu d’autres exemples. Une couvée de rossignols de muraille, élevée par nous, et commençant à peine à savoir manger, nourrissait avec tendresse tous les petits oiseaux de son espèce que l’on plaçait dans la même cage.