Page:Sand - Histoire de ma vie - tome 1.djvu/72

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apportés par eux en hommage à leur sauveur. Ces braves gens humiliés et maltraités s’en allaient le cœur gros, disant : Est-il méchant, ce brave cher homme ! quelques uns ajoutaient en colère : En voilà un que je tuerais, s’il ne m’avait pas sauvé la vie ! Et Deschartres, de vociférer, du haut de l’escalier, d’une voix de stentor : « Comment, canaille, malappris, buter, misérable ! je t’ai rendu service et tu veux me payer ! Tu ne veux pas être reconnaissant ! Tu veux être quitte envers moi ! Si tu ne te sauves bien vite, je vais te rouer de coups et te mettre pour quinze jours au lit. Et tu seras bien obligé alors de m’envoyer chercher ! »

Malgré ses bienfaits, le pauvre grand homme était aussi haï qu’estimé, et ses vivacités lui attirèrent parfois de mauvaises rencontres dont il ne se vanta pas. Le paysan berrichon est endurant jusqu’à un certain moment où il fait bon d’y prendre garde.

Mais je vais toujours anticipant sur l’ordre des temps dans ma narration. Qu’on me le pardonne ! Je voulais placer, à propos des études anatomiques de l’abbé Deschartres, une anecdote qui n’est point couleur de rose. Ce sera encore un anachronisme de quelques années ; mais les souvenirs me pressent un peu confusement me quittent de même, et j’ai peur d’oublier tout à fait ce que je remettrais au lendemain.

Sous la Terreur, bien qu’assidu à veiller sur mon père et sur les intérêts de ma grand’mère, il paraît que sa passion le poussait encore de temps en temps vers les salles d’hôpitaux et d’amphithéâtres de dissection. Il y avait bien assez de drames sanglans dans le monde en ce temps-là, mais l’amour de la science l’empêchait de faire beaucoup de réflexions philosophiques sur les têtes que la guillotine envoyait aux carabins. Un jour cependant il eut une petite émotion qui le dérangea fort de ses observations. Quelques têtes humaines venaient d’être jetées sur une table de laboratoire :