Page:Sand - Histoire de ma vie - tome 1.djvu/73

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avec ce mot d’un élève qui en prenait assez bien son parti ! Fraîchement coupées ! On préparait une affreuse chaudière où ces têtes devaient bouillir pour être dépouillées et disséquées ensuite. Deschartres prenait les têtes une à une et allait les y plonger : « C’est la tête d’un curé, dit l’élève en lui passant la dernière, elle est tonsurée. » Deschartres la regarde et reconnaît celle d’un de ses amis qu’il n’avait pas vu depuis quinze jours et qu’il ne savait pas dans les prisons. C’est lui qui m’a raconté cette horrible aventure. « Je ne dis pas un mot : je regardais cette pauvre tête en cheveux blancs ; elle était calme et belle encore, elle avait l’air de me sourire. J’attendis que l’élève eût le dos tourné pour lui donner un baiser sur le front. Puis je la mis dans la chaudière comme les autres et je la dissequai pour moi. Je l’ai gardée quelque temps, mais il vint un moment où cette relique devenait trop dangereuse. Je l’enterrai dans un coin de jardin. Cette rencontre me fit tant de mal que je fus bien longtemps sans pouvoir m’occuper de la science. »

Passons vite à des historiettes plus gaies.

Mon père prenait fort mal ses leçons. Deschartres n’aurait osé le maltraiter, et quoique partisan outré de l’ancienne méthode, du martinet et de la férule, l’amour extrême de ma grand’mère pour son fils lui interdisait les moyens efficaces. Il essayait à force de zèle et de ténacité de remplacer ce puissant levier de l’intelligence, selon lui, le fouet ! Il prenait avec lui les leçons d’allemand, de musique, de tout ce qu’il ne pouvait lui enseigner à lui seul, et il se faisait son répétiteur en l’absence des maîtres. Il se consacra même, par dévoûment, à faire des armes, et à lui faire étudier les passes entre les leçons du professeur. Mon père, qui était paresseux et d’une santé languissante à cette époque se réveillait un peu de sa torpeur à la salle d’armes ; mais quand Deschartres s’en mêlait, ce pauvre Deschartres qui