Page:Sand - La Daniella 1.djvu/153

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Je vis qu’il allait gâter son exorde par quelque maladroite allusion à la beauté automnale de sa femme, et je profitai d’un de ces points d’orgue spasmodiques, moitié soupir, moitié bâillement, dont il parsème ses périodes, pour couvrir sa conclusion sous un robuste applaudissement. Puis j’ajoutai, avec une profondeur d’habileté dont je fus étonné moi-même :

— Bravo ! milord, ceci est tout à fait dans le goût de Shakspeare, que vous affectez de ne pas comprendre, et que vous pourriez commenter aussi bien que Malone ou… milady.

— Serait-il vrai ? dit lady Harriet surprise et flattée. En effet, je crois quelquefois que l’ignorance de milord est une affectation, et qu’il a plus de goût et de sensibilité qu’il n’en veut avouer.

C’était sans doute la première parole un peu aimable que lady Harriet disait à son mari depuis bien longtemps. Le pauvre homme fit un mouvement comme pour lui prendre la main ; mais, arrêté par une habitude de doute et de crainte, ce fut ma main qu’il prit dans la sienne, et c’est à moi que le remercîment fut adressé.

— Valreg, dit-il écoutez-moi et devinez-moi ! Voilà vingt ans que je n’ai fait un repas aussi agréable.

— C’est vrai, dit milady ; depuis ce déjeuner sur la mer de glace, à Chamounix, avec… avec qui donc ? Je ne me rappelle pas…

— Avec personne, répliqua lord B***. Nos guides s’étaient éloignés, et vous me fîtes la grâce de boire avec moi, comme aujourd’hui… à l’amitié !

Une vive rougeur avait monté au front de lady Harriet. Un instant, elle avait craint l’évocation de quelque tendre souvenir, imprudemment éveillé par elle. Il est aisé de voir qu’outre le plus léger froissement de sa pudeur britannique,