Page:Sand - La Filleule.djvu/119

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avec la bonne, elle me dit en me regardant tout droit dans les yeux et en me tenant les deux mains :

— Non, vous n’êtes pas un enfant. Vous êtes un homme de bien, et vous serez un homme de mérite. Je n’ai jamais dit non, moi ! à présent je ne dis pas oui, cela ne dépend pas de moi. Je tiens à ce que vous ne croyiez pas que j’abuse de mon influence et de mon autorité. Mais je suis mère avant tout, et je dois désirer que le temps consacre la confiance et l’affection.

— Dix ans, s’il le faut ! m’écriai-je en lui baisant les mains avec ardeur.

— Hélas ! dit-elle en souriant avec tristesse, dans dix ans, elle en aura quarante !

— En eût-elle cinquante ! répondis-je avec une fermeté qui frappa madame Marange et dont elle m’a avoué depuis avoir subi l’influence plus qu’elle ne voulait.

Morena, qui marchait déjà seule, avec des pieds d’une adresse singulière, malgré leur petitesse phénoménale, vint m’embrasser sans se faire prier. Sa précocité était quelque chose de remarquable et dont je fus même un peu effrayé sans oser le dire à sa mère adoptive. Elle parlait déjà d’une voix claire et avec une prononciation nette. Son vocabulaire était du double au moins plus étendu que celui des enfants de son âge. Ses traits aussi se dessinaient prématurément, et la beauté s’y faisait en dépit de la gentillesse. Quoique très-brune, elle n’avait rien dans les cheveux, dans le type et dans la peau, qui ne fût acceptable à la race européenne.

— La mère Floche avait raison, pensai-je, elle est fille d’un chrétien d’Espagne.

Anicée l’aimait trop. Elle se faisait son esclave avec un élan et une imprévoyance qui révélaient chez elle des sources d’intarissable dévouement. Si je l’eusse écoutée, j’aurais gâté ma filleule, et plusieurs fois elle me reprocha d’être trop sévère. Un jour même, elle me dit presque tristement que je ne l’aimais