Page:Sand - La Filleule.djvu/120

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pas assez. J’ai compris, j’ai su, depuis, que, se regardant déjà comme ma femme, elle voulait que je me crusse le père de cet enfant que je lui avais donné et pour lequel aussitôt elle s’était senti des entrailles de mère.

Je revins plusieurs fois à Saule durant mon excursion, et même, ayant, à force d’activité et d’ardeur, recueilli les échantillons qui en étaient le but, j’eus presque un mois de surplus que je pus passer auprès d’Anicée.

On retarda pour moi la rentrée accoutumée à Paris, sans me le dire toutefois ; mais les tendres condescendances de la mère pour la fille étaient pour moi d’une transparence adorable. Des rares prétendants que madame de Saule avait consenti à laisser paraître un instant chez elle l’année précédente, il n’était plus question. De temps en temps, madame Marange recevait une lettre de quelque amie qui la blâmait de laisser sa fille veuve si longtemps et qui lui proposait un parti convenable. Anicée, avec une malicieuse ingénuité, se faisait lire ces lettres tout haut devant moi, et elle riait ensuite avec une gaieté qui me touchait profondément ; elle forçait sa mère à en rire aussi, et, en somme, l’homme de quarante ans, si longtemps rêvé par madame Marange, devenait un mythe qu’Anicée la forçait de reléguer au nombre des fictions, comme Polyphème ou Croquemitaine.

Dans tout cela, pas un mot échangé entre nous deux, ni entre nous trois, qui pût donner un corps à la crainte ou à l’espérance. C’était comme une convention tacite de compter les uns sur les autres sans engager la conscience et la liberté de la personne. Le mot d’amour était toujours traduit dans la langue vulgaire de l’amitié ; le mot de mariage n’était pas même prononcé. Anicée n’arrêtait pas son esprit sur l’éventualité d’une union plus intime que celle qui régnait entre nous. Pour toutes les satisfactions personnelles, c’était l’enfant le plus soumis à ces lois de l’inconnu que les mères appellent l’avenir de