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d’elle était si aride que mon travail avortait dans ma tête.

Le bon Roque imagina un expédient auquel il sut faire consentir madame Marange : ce fut de dire à l’entourage que feu M. Marange avait laissé d’importantes recherches scientifiques à débrouiller et à mettre en ordre. Il y avait du vrai là-dedans. Seulement, ces manuscrits ne valaient pas la peine que je me fusse donnée ; mais il fut convenu que je ne me la donnerais pas. Les amis n’y verraient que du feu, et on trouverait plus tard un prétexte pour ne pas donner suite à l’idée d’une publication.

En conséquence, j’habiterais le pavillon du jardin de la rue de Courcelles, de sept heures du soir à cinq heures du matin, les prétendus manuscrits ne pouvant être en sûreté à mon domicile. Il y avait une bonne petite bibliothèque de choix à mon usage dans ce pavillon. D’ailleurs, j’apporterais les ouvrages spéciaux dont j’aurais besoin. Je paraîtrais rarement au dîner pour n’être pas trop remarqué, et je pourrais voir la mère et la fille à la dérobée, me sentir auprès d’elles… Je n’en demandais pas davantage.

Cette bonne mère consentit à subir auprès de ses amis le petit ridicule de vouloir faire un succès posthume à son mari. Je passai donc ainsi un hiver bien heureux. On s’étonna peu de me voir devenu le secrétaire d’un mort ; on m’oublia vite dans la poussière de ces écrits qui faisaient peur à tout le monde. J’avais le moyen de payer un cabriolet de louage qui venait me prendre de grand matin pour me conduire au Jardin des Plantes. J’achevais ma nuit en sommeillant, en dépit du froid, dans ce rude véhicule. Je revenais à pied le soir, je dînais en route, j’étais à mon poste à sept heures. Je trouvais mon feu et ma lampe allumés et de douces recherches de bien-être pour ma veillée solitaire, où je reconnaissais la main délicate d’Anicée.

Dans le courant de la soirée, elle quittait souvent le salon pour aller voir Morena et trouvait presque toujours moyen d’ou-