Page:Sand - La Filleule.djvu/182

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

goûts ! Arrière le journal du savant criblé de mots grecs, latins et arabes ! Ne fût-ce que pour quelques jours, je veux reprendre le journal de l’écolier amoureux.

Il fait depuis avant-hier, une chaleur exceptionnelle dans la saison de notre climat. On se croirait aux premiers jours d’août. Après avoir fermé et scellé mes derniers cahiers, je me suis senti un besoin d’enfant de courir seul dans la campagne, sans volonté, sans but, comme autrefois. Ce n’était pas encore l’heure d’aller rejoindre ma bien-aimée. J’avais un tiers de journée à dépenser en songeant à elle sans douleur, sans inquiétude, sans impatience.

J’ai pris la rive gauche de ma petite rivière et je l’ai suivie en herborisant. Il n’y a pas ici un pauvre brin d’herbe que je ne regarde avec plaisir comme un vieux ami. Au lieu de ces noms barbares que la science leur donne, je pourrais les baptiser tous de quelque mot charmant qui serait un souvenir de ma vie intime.

Au bout d’une heure de marche, je suis revenu sur mes pas, ne voulant pas perdre de vue ce cher manoir de Briole dont j’ai été bien assez longtemps séparé par des horizons sans nombre. J’étais content de me voir assez près pour me dire que, si je voulais, d’un trait de course, en quelques minutes, je serais là. Mais j’avais la rivière à traverser et plus d’une heure de marche sans passerelle. Pour n’avoir pas cet obstacle qui gênait déjà la liberté de mon rêve, j’ai fait un paquet de mes habits et j’ai traversé à la nage le ruisseau, calme et profond à cet endroit-là. L’eau était encore si agréable, que j’y suis resté dix minutes ; après quoi, à demi rhabillé sur l’autre rive, étendu sur le sable tiède que perçaient de vigoureuses touffes de brome, j’ai goûté un indescriptible bien-être, et j’ai dépensé là, complètement inerte, complètement heureux, les deux heures qui me restaient.

Ô douceur infinie de l’air natal ! placidité des eaux pares-