Page:Sand - La Filleule.djvu/270

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les patriarches de la Bible[1]. Mais soit qu’Algénib ne fût pas né dans cette secte, ou qu’il craignît avec raison que Morenita, chrétienne, n’eût horreur d’une telle pensée, il ne voulait se dévoiler que le jour où il lui fournirait la preuve qu’il n’était pas le fils de la belle Pilar. Or il attendait cette preuve. Il ne l’avait pas dans les mains. Il ne pouvait invoquer que la parole de son père et le souvenir de sa véritable mère, morte quatre ou cinq ans avant l’union d’Algol avec Pilar.

Algénib, enfant, avait aimé Pilar comme sa propre mère. Chez les bohémiens, comme chez plusieurs peuplades sauvages, l’adoption est une seconde nature. Pilar était une créature douce et aimante, à laquelle il devait certainement des instincts meilleurs que ceux de son père. Une organisation exquise, un génie naturel et le goût du bien-être l’avaient séparé de sa race, et jeté dans la civilisation avec le besoin d’y rester ; mais aucune notion de religion sérieuse n’avait adouci en lui l’âpreté du vouloir personnel ; aucun lien de solidarité ne l’attachait au monde chrétien. Tout ce qui lui semblait désirable lui semblait légitime, tout ce qu’il croyait inévitable lui paraissait permis.

Mais, ne pouvant effrayer la pudeur de Morenita sans compromettre toutes ses espérances, il fut maître de lui tout le temps nécessaire. Il l’étonnait bien parfois par quelque regard trop brûlant, par quelque parole trop énergique, par quelque étreinte trop impétueuse ; mais il ne donnait pas à son esprit le temps de s’arrêter sur cette frayeur : il la chassait par ce doux nom de sœur qui était en eux comme une invisible protection du ciel.

  1. L’auteur de cette histoire, causant un jour avec une très-belle fille de bohème qui faisait métier de devancer les chevaux à la course, et remarquant avec pitié qu’elle était enceinte, lui demanda lequel des bohémiens qui l’entouraient était son mari. « Il n’est pas là, dit-elle. C’est mon frère. — Vous parlez ainsi de tous les hommes de votre tribu ? — Non pas, répondit-elle. C’est le fils de mon père et de ma mère, qui a deux ans de moins que moi. »