Page:Sand - La Filleule.djvu/45

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en vue de quelque affection future dont je sentais le germe couver en moi lentement, il fit comme Roque avait fait à un autre point de vue : il rabattit de son estime pour mon intelligence et goûta un certain plaisir à se regarder comme mon supérieur.

Voilà le résumé qu’il me contraignit à me faire à moi-même en le lui déclinant. J’en fus attristé. J’étais encore dans une situation d’esprit où j’aurais voulu oublier l’avenir, afin de m’habituer au souvenir du passé. Mais, devant ses théories insensées sur le mépris qu’il affichait pour ses semblables, je sentis ma conscience se révolter. En cela, bien qu’il me fît souffrir, il me donna une leçon utile, tout au rebours de sa conviction.

Ce qu’il y avait d’étrange dans son superbe détachement des hommes et des choses, c’est que, tandis que je vivais en ermite, sevré par ma pauvreté, ma tristesse et ma timidité, des jouissances de la jeunesse, du contact des arts, de la société des femmes et de toutes les élégances de la vie parisienne, il nageait en pleine eau dans ce milieu tant dédaigné. Il avait dansé avec la Malibran, il allait chez Victor Hugo, il donnait à Balzac des sujets de roman, il était abonné au Conservatoire de musique. Sans doute, il se vantait un peu, car il allait jusqu’à prétendre que vingt éditeurs lui demandaient ses œuvres, et que, s’il n’avait pas de nom, c’est parce qu’il méprisait la gloire et voulait vivre en poëte, pour lui-même.

Par moments, je le pris pour un hâbleur et pour un fou. Il y avait un peu de cela ; mais c’était le travers de sa première jeunesse, et il devait s’en corriger. Il pensait, comme tant d’autres, que, s’il n’était pas grand homme, c’est qu’il ne le voulait pas.

Ce travers était déplorablement répandu alors. Je n’en savais rien, moi qui vivais seul ou avec des camarades très-