Page:Sand - La Filleule.djvu/82

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mettait de ne pas trop se croire à la ville. Elles eussent préféré passer toute l’année aux champs ; mais Julien Marange n’eût pas été de cet avis, et elles le trouvaient trop jeune pour l’abandonner à lui-même. Dès le matin, Anicée s’occupait de Morena ; elle surveillait sa toilette, et même, quand sa mère ne l’observait pas trop, elle s’en acquittait elle-même avec un plaisir naïf : elle n’avait jamais connu cette joie féminine de toucher adroitement à un petit être, de chercher à deviner ses désirs, à étudier le langage de ses vagissements et l’expression, chaque jour plus intelligible, de ses regards. Elle s’initiait, avec une amoureuse curiosité, à ces mille petits soins dont l’intelligence est révélée aux mères et qu’elle regrettait si douloureusement d’être forcée d’apprendre. Elle rougissait presque de son ignorance ; elle avait hâte de n’avoir plus le secours d’une étrangère entre elle et cet enfant, à qui elle voulait pouvoir s’imaginer qu’elle avait donné la vie.

Madame Marange craignait un peu l’excès de cette tendresse, et s’efforçait de la réprimer ou de la contenir. Il y avait cinq ans déjà qu’Anicée était veuve. Sa mère désirait qu’elle se remariât, et redoutait un obstacle dans l’adoption exclusive et jalouse de cet enfant étranger, qu’Anicée tendait à considérer comme le sien propre, jusqu’à concevoir déjà vaguement l’idée de ne le sacrifier à aucune affection nouvelle.

Anicée avait été mariée à un homme de mérite, mais qu’un fonds d’ambition cachée avait bientôt privé des charmes de l’expansion et de l’appréciation des douceurs du foyer domestique. Elle avait souffert de cette déception sourde et lente, et peu à peu complète. Son mari avait des procédés exquis envers elle, selon le monde ; mais son intimité était devenue morne, préoccupée, froide, un peu hautaine. Anicée n’avait pas aggravé son mal par d’importuns et d’inutiles reproches. Elle avait sacrifié ses goûts et son idéal de bonheur tendre et caché. Elle ne s’était jamais voulu avouer qu’elle était malheureuse.