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il vient causer avec moi dans ma chambre. Je n’ai pas voulu descendre sur l’esplanade depuis que j’y ai rencontré Mayer.

« Gottlieb m’a expliqué ses idées religieuses. Elles m’ont paru fort belles, quoique souvent bizarres, et j’ai voulu lire sa théologie de Bœhm, puisque décidément il est bœhmiste, afin de savoir ce qu’il ajoutait de son cru aux rêveries enthousiastes de l’illustre cordonnier. Il m’a prêté ce livre précieux, et je m’y suis plongée à mes risques et périls. Je comprends maintenant comment cette lecture a troublé un esprit simple qui a pris au pied de la lettre les symboles d’un mystique un peu fou lui-même. Je ne me pique pas de les bien comprendre et de les bien expliquer ; mais il me semble voir là un rayon de haute divination religieuse et l’inspiration d’une généreuse poésie. Ce qui m’a le plus frappée, c’est sa théorie sur le diable. « Dans le combat avec Lucifer, Dieu ne l’a pas détruit. Homme aveugle, vous n’en voyez pas la raison. C’est que Dieu combattait contre Dieu. C’était la lutte d’une portion de la divinité contre l’autre. » Je me rappelle qu’Albert expliquait à peu près de même le règne terrestre et transitoire du principe du mal, et que le chapelain de Riesenburg l’écoutait avec horreur, et traitait cette croyance de manichéisme. Albert prétendait que notre christianisme était un manichéisme plus complet et plus superstitieux que le sien, puisqu’il consacrait l’éternité du principe du mal, tandis que, dans son système, il admettait la réhabilitation du mauvais principe, c’est-à-dire la conversion et la réconciliation. Le mal, suivant Albert, n’était que l’erreur, et la lumière divine devait un jour dissiper l’erreur et faire cesser le mal. J’avoue, mes amis, dussé-je vous sembler très-hérétique, que cette éternelle condamnation de Satan à susciter le mal, à l’aimer, et à fermer