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cœur libre de tout regret. Je ne devais pas le tromper ; d’ailleurs peut-on tromper sur de telles choses ? Je demandai donc du temps, et on m’en accorda. Je promis de faire mon possible pour arriver à cet amour semblable au sien. J’étais de bonne foi ; mais je sentais avec terreur que j’eusse voulu ne pas être forcée par ma conscience à prendre cet engagement formidable.

— Étrange fille ! Tu aimais encore l’autre, je le parierais ?

— Ô mon Dieu ! je croyais bien ne plus l’aimer ; mais un matin que j’attendais Albert sur la montagne, pour me promener avec lui, j’entends une voix dans le ravin ; je reconnais un chant que j’ai étudié autrefois avec Anzoleto, je reconnais surtout cette voix pénétrante que j’ai tant aimée, et cet accent de Venise si doux à mon souvenir ; je me penche, je vois passer un cavalier, c’était lui, madame, c’était Anzoleto !

— Eh ! pour Dieu ! qu’allait-il faire en Bohême ?

— J’ai su depuis qu’il avait rompu son engagement, qu’il fuyait Venise et le ressentiment du comte Zustiniani. Après s’être lassé bien vite de l’amour querelleur et despotique de la Corilla, avec laquelle il était remonté avec succès sur le théâtre de San Samuel, il avait obtenu les faveurs d’une certaine Clorinda, seconde cantatrice, mon ancienne camarade d’école, dont Zustiniani avait fait sa maîtresse. En homme du monde, c’est-à-dire en libertin frivole, le comte s’était vengé en reprenant Corilla sans congédier l’autre. Au milieu de cette double intrigue, Anzoleto, persiflé par son rival, prit du dépit, passa à la colère, et, par une belle nuit d’été, donna un grand coup de pied à la gondole où Zustiniani prenait le frais avec la Corilla. Ils en furent quittes pour chavirer et prendre un bain tiède. Les eaux de Venise ne sont pas profondes partout. Mais Anzoleto, pensant bien que cette