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toute la journée au château. Le soir, le vieux comte nous fit chanter des airs vénitiens. Ces chants de ma patrie adoptive réveillèrent tous les souvenirs de mon enfance, de mon pur amour, de mes beaux rêves, de mon bonheur passé. Je sentis que j’aimais encore… et que ce n’était pas celui que je devais, que je voulais, que j’avais promis d’aimer. Anzoleto me conjura tout bas de le recevoir la nuit dans ma chambre, et me menaça d’y venir malgré moi à ses risques et périls, et aux miens surtout. Je n’avais jamais été que sa sœur, aussi colorait-il son projet des plus belles intentions. Il se soumettait à mon arrêt, il partait à la pointe du jour ; mais il voulait me dire adieu. Je pensai qu’il voulait faire du bruit dans le château, un esclandre ; qu’il y aurait quelque scène terrible avec Albert, que je serais souillée par ce scandale. Je pris une résolution désespérée, et je l’exécutai. Je fis à minuit un petit paquet des hardes les plus nécessaires, j’écrivis un billet pour Albert, je pris le peu d’argent que je possédais (et, par parenthèse, j’en oubliai la moitié) ; je sortis de ma chambre, je sautai sur le cheval de louage qui avait amené Anzoleto, je payai son guide pour aider ma fuite, je franchis le pont-levis, et je gagnai la ville voisine. C’était la première fois de ma vie que je montais à cheval. Je fis quatre lieues au galop, puis je renvoyai le guide, et, feignant d’aller attendre Anzoleto sur la route de Prague, je donnai à cet homme de fausses indications sur le lieu où mon prétendu frère devait me retrouver. Je pris la direction de Vienne, et à la pointe du jour je me trouvai seule, à pied, sans ressources, dans un pays inconnu, et marchant le plus vite possible pour échapper à ces deux amours qui me paraissaient également funestes. Cependant je dois dire qu’au bout de quelques heures, le fantôme du perfide Anzoleto s’effaça de mon âme pour n’y jamais rentrer, tandis que l’image