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bonheur de l’homme que tu n’aimes pas, à celui de l’homme que tu aimes ?

— Ai-je donc jamais dit que je n’aimais pas Albert ? s’écria Consuelo avec vivacité.

— Je ne puis répondre à tes questions que par d’autres questions, ma fille. Peut-on avoir deux amours à la fois dans le cœur ?

— Oui, deux amours différents. On aime à la fois son frère et son époux.

— Mais non son époux et son amant. Les droits de l’époux et du frère sont différents en effet. Ceux de l’époux et de l’amant seraient les mêmes, à moins que l’époux ne consentît à redevenir frère. Alors la loi du mariage serait brisée dans ce qu’elle a de plus mystérieux, de plus intime et de plus sacré. Ce serait un divorce, moins la publicité. Réponds-moi, Consuelo ; je suis un vieillard au bord de la tombe, et toi un enfant. Je suis ici comme ton père, comme ton confesseur. Je ne puis alarmer ta pudeur par cette question délicate, et j’espère que tu y répondras avec courage. Dans l’amitié enthousiaste qu’Albert t’inspirait, n’y a-t-il pas toujours eu une secrète et insurmontable terreur à l’idée de ses caresses ?

— C’est la vérité, répondit Consuelo en rougissant. Cette idée n’était pas mêlée ordinairement à celle de son amour, elle y semblait étrangère ; mais quand elle se présentait, le froid de la mort passait dans mes veines.

— Et le souffle de l’homme que tu connais sous le nom de Liverani t’a donné le feu de la vie ?

— C’est encore la vérité. Mais de tels instincts ne doivent-ils pas être étouffés par notre volonté ?

— De quel droit ? Dieu te les a-t-il suggérés pour rien ? t’a-t-il autorisée à abjurer ton sexe, à prononcer dans le mariage le vœu de virginité, ou celui plus affreux et