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plus tendre qu’à ces heures d’épreuve, où la même fièvre brûlait nos veines, où le même anéantissement confondait nos faibles soupirs. Combien de fois il nous a semblé que nous étions le même être ! Combien de fois nous avons rompu le silence où nous plongeait la même rêverie pour nous adresser mutuellement les mêmes paroles ! Combien de fois enfin, agités ou brisés en sens contraires, nous nous sommes communiqué, en nous serrant la main, la langueur ou l’animation l’un de l’autre ! Que de bien et de mal nous avons connu en commun ! Ô mon fils ! Ô mon unique passion ! Ô la chair de ma chair et les os de mes os ! Que de tempêtes nous avons traversées, couverts de la même égide céleste ! À combien de ravages nous avons résisté en nous serrant l’un contre l’autre, et en prononçant la même formule de salut : amour, vérité, justice !

« Nous étions en Pologne aux frontières de la Turquie, et Albert ayant parcouru toutes les initiations successives de la maçonnerie et des grades supérieurs qui forment le dernier anneau entre cette société préparatoire et la nôtre, allait diriger ses pas vers cette partie de l’Allemagne où nous sommes, afin d’y être admis au banquet sacré des Invisibles, lorsque le comte Christian de Rudolstadt le rappela auprès de lui. Ce fut un coup de foudre pour moi. Quant à mon fils, malgré tous les soins que j’avais pris pour l’empêcher d’oublier sa famille, il ne l’aimait plus que comme un tendre souvenir du passé ; il ne comprenait plus l’existence avec elle. Il ne nous vint pourtant pas à l’esprit de résister à cet ordre formulé avec la dignité froide et la confiance de l’autorité paternelle, telle qu’on l’entend dans les familles catholiques et patriciennes de notre pays. Albert se prépara à me quitter, sans savoir pour combien de temps on nous séparait, mais sans pouvoir imaginer