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que, dans l’ordre naturel des choses, il eût dû être le premier à porter cette triste nouvelle à sa vieille tante, pour l’assister dans sa mortelle douleur. Mais il est bien certain que, s’il l’eût fait, son apparition l’eût frappée de mort ou de démence. Il le comprit et se retira désespéré dans sa caverne, où Zdenko, qui n’avait rien vu de l’accident le plus grave de cette funeste matinée, était occupé à laver la blessure de Cynabre ; mais il était trop tard. Cynabre, en voyant rentrer son maître, fit entendre un gémissement de détresse, rampa jusqu’à lui malgré ses reins brisés, et vint expirer à ses pieds, en recevant ses dernières caresses. Quatre jours après, nous vîmes revenir Albert, pâle et accablé de ces nouveaux coups. Il demeura plusieurs jours sans parler et sans pleurer. Enfin ses larmes coulèrent dans mon sein.

« — Je suis maudit parmi les hommes, me dit-il, et il semble que Dieu veuille me fermer l’accès de ce monde, où je n’aurais dû aimer personne. Je n’y peux plus reparaître sans y porter l’épouvante, la mort ou la folie. C’en est fait, je ne dois plus revoir ceux qui ont pris soin de mon enfance. Leurs idées sur la séparation éternelle de l’âme et du corps sont si absolues, si effrayantes, qu’ils aiment mieux me croire à jamais enchaîné dans le tombeau que d’être exposés à revoir mes traits sinistres. Étrange et affreuse notion de la vie ! Les morts deviennent des objets de haine à ceux qui les ont le plus chéris, et si leur spectre apparaît, on les suppose vomis par l’enfer au lieu de les croire envoyés du ciel. Ô mon pauvre oncle ! Ô mon noble père ! vous étiez des hérétiques à mes yeux comme je l’étais moi-même aux vôtres ; et pourtant, si vous m’apparaissiez, si j’avais le bonheur de revoir votre image détruite par la mort, je la recevrais à genoux, je lui tendrais les