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de cette grande fortune, dont Albert eût fait un si noble usage, et surtout le marteau du démolisseur, s’acharnant à cette antique demeure seigneuriale, pour en vendre à bas prix les matériaux, comme si certains animaux destructeurs et profanateurs de leur nature avaient besoin de salir et de gâter la proie qu’ils ne peuvent emporter : c’en était bien assez pour que les paysans du Bœhmerwald préférassent une vérité poétiquement miraculeuse aux assertions raisonnablement odieuses des vainqueurs. Vingt-cinq ans se sont écoulés depuis la disparition d’Albert Podiebrad ; et personne ici n’a voulu croire à sa mort, bien que toutes les gazettes allemandes l’aient publiée, en confirmation d’un jugement inique, bien que toute l’aristocratie de la cour de Vienne ait ri de mépris et de pitié en écoutant l’histoire d’un fou qui se prenait de bonne foi pour un mort ressuscité. Et voilà que depuis huit jours Albert de Rudolstadt est dans ces montagnes, et qu’il va prier et chanter, chaque soir, sur les ruines du château de ses pères. Et voilà aussi que, depuis huit jours, tous les hommes assez âgés pour l’avoir vu jeune, le reconnaissent sous ses cheveux gris et se prosternent devant lui, comme devant leur véritable maître et leur ancien ami. Il y a quelque chose d’admirable dans ce souvenir et dans l’amour que lui portent ces gens-là ; rien, dans notre monde corrompu, ne peut donner l’idée des moeurs pures et des nobles sentiments que nous avons rencontrés ici. Spartacus en est pénétré de respect, et il en est d’autant plus frappé, qu’une petite persécution que nous avons subie de la part de ces paysans est venue nous confirmer leur fidélité au malheur et à la reconnaissance.

Voici le fait : quand, dès la pointe du jour, nous voulûmes sortir de la chaumière pour nous enquérir du joueur de violon, nous trouvâmes un piquet de fantassins