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— Que me demandes-tu donc ? reprit le poëte ému et presque irrité à son tour. As-tu donc l’orgueil d’être le seul ouvrier, et penses-tu que je m’attribue l’honneur d’être le seul inspirateur ? Je ne suis point un devin ; je méprise les faux prophètes, je me suis assez longtemps débattu contre eux. Mes prédictions, à moi, sont des raisonnements ; mes visions sont des perceptions élevées à leur plus haute puissance. Le poëte est autre chose que le sorcier. Il rêve à coup sûr, tandis que l’autre invente au hasard. Je crois à ton action, parce que je sens le contact de ta puissance ; je crois à la sublimité de mes songes, parce que je me sens capable de les produire, et que l’humanité est assez grande, assez généreuse, pour réaliser au centuple et en masse ce qu’un de ses membres a su concevoir isolé.

— Eh bien, reprit Spartacus, ce sont les destinées de cette humanité que je te demande au nom de l’humanité qui s’agite aussi dans mes entrailles, et que je porte en moi avec plus d’anxiété et peut-être d’amour que toi-même. Un rêve enchanteur te voile ses souffrances, et moi je les touche en frémissant à chaque heure de ma vie. J’ai soif de les apaiser, et, comme un médecin au chevet d’un ami expirant, je la tuerais par imprudence plutôt que de la laisser mourir sans secours. Tu le vois, je suis un homme dangereux, un monstre peut-être, si tu ne fais de moi un saint. Tremble pour l’agonisante, si tu ne mets le remède aux mains de l’enthousiaste ! L’humanité rêve, chante et prie en toi. En moi elle souffre, crie et se lamente. Tu m’as ouvert ton avenir, mais ton avenir est loin, quoi que tu en dises, et il me faudra bien des sueurs pour extraire quelques gouttes de ton dictame sur des blessures qui saignent. Des générations languissent et passent sans lumière et sans action. Moi, l’Humanité souffrante incarnée ; moi, le cri de dé-