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l’ont commencée, et chaque génération a rêvé de la finir. Si nous ne l’espérions pas un peu aussi nous-mêmes, peut-être notre zèle serait-il moins fervent et moins efficace ; mais si l’esprit de doute et d’ironie, qui domine le monde à cette heure, venait à nous prouver, par ses froids calculs et ses raisonnements accablants, que nous poursuivons un rêve, réalisable seulement dans plusieurs siècles, notre conviction dans la sainteté de notre cause n’en serait point ébranlée ; et pour travailler avec un peu plus d’effort et de douleur, nous n’en travaillerions pas moins pour les hommes de l’avenir. C’est qu’il y a entre nous et les hommes du passé, et les générations à naître, un lien religieux si étroit et si ferme, que nous avons presque étouffé en nous le côté égoïste et personnel de l’individualité humaine. C’est ce que le vulgaire ne saurait comprendre, et pourtant il y a dans l’orgueil de la noblesse quelque chose qui ressemble à notre religieux enthousiasme héréditaire. Chez les grands, on fait beaucoup de sacrifices à la gloire, afin d’être digne de ses aïeux, et de léguer beaucoup d’honneur à sa postérité. Chez nous autres, architectes du temple de la vérité, on fait beaucoup de sacrifices à la vertu, afin de continuer l’édifice des maîtres et de former de laborieux apprentis. Nous vivons par l’esprit et par le cœur dans le passé, dans l’avenir et dans le présent tout à la fois. Nos prédécesseurs et nos successeurs sont aussi bien nous que nous-mêmes. Nous croyons à la transmission de la vie, des sentiments, des généreux instincts dans les âmes, comme les patriciens croient à celle d’une excellence de race dans leurs veines. Nous allons plus loin encore ; nous croyons à la transmission de la vie, de l’individualité, de l’âme et de la personne humaine. Nous nous sentons fatalement et providentiellement appelés à continuer l’œuvre que nous avons déjà rêvée,