Page:Sand - Le Château des désertes - Les Mississipiens, Lévy, 1877.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

l’œil de celui qui voit tout, ce que je cachais au regard dangereux et trouble des hommes : le contraste d’un tempérament paisible avec une imagination vive et une volonté prompte.

À vingt-sept ans, je n’avais pas encore aimé, et certes ce n’était pas faute d’amour dans le sang et dans la tête ; mais mon cœur ne s’était jamais donné. Je le reconnaissais si bien, que je rougissais d’un plaisir comme d’une faiblesse, et que je me reprochais presque ce qu’un autre eût appelé ses bonnes fortunes. Pourquoi mon cœur se refusait-il à partager l’enivrement de ma jeunesse ? Je l’ignore. Il n’est point d’homme qui puisse se définir au point de n’être pas, sous quelque rapport, un mystère pour lui-même. Je ne puis donc m’expliquer ma froideur intérieure que par induction. Peut-être ma volonté était-elle trop tendue vers le progrès dans mon art. Peut-être étais-je trop fier pour me livrer avant d’avoir le droit d’être compris. Peut-être encore, et il me semble que je retrouve cette émotion dans mes vagues souvenirs, peut-être avais-je dans l’âme un idéal de femme que je ne me croyais pas encore digne de posséder, et pour lequel je voulais me conserver pur de tout servage.

Cependant mon temps approchait. À mesure que la manifestation de ma vie me devenait plus facile dans la peinture, l’explosion de ma puissance cachée se préparait dans mon sein par une inquiétude croissante. À Vienne, pendant un rude hiver, je connus la duchesse de… noble italienne, belle comme un camée antique, éblouissante femme du monde, et dilettante à tous les degrés de l’art. Le hasard lui fit voir une peinture de moi. Elle la comprit mieux que toutes les personnes qui entouraient. Elle s’exprima sur mon compte en des termes qui caressèrent mon amour-propre. Je sus qu’elle