Page:Sand - Le Château des désertes - Les Mississipiens, Lévy, 1877.djvu/57

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sorti du nid où j’ai été couvé si longtemps et avec tant d’amour. J’ai déjà pas mal couru le monde depuis deux ans. J’étais arriéré en fait d’expérience ; j’étais avide d’en acquérir, et je me suis dénoué vite. Le furieux besoin que j’avais de vivre par moi-même m’a étourdi d’abord sur ma douleur, car j’avais une mère telle qu’aucun homme n’en a eu une semblable. Elle me portait encore dans son cœur, dans son esprit, dans ses bras, sans s’apercevoir que j’avais vingt-deux ans, et moi je ne m’en apercevais pas non plus, tant je me trouvais bien ainsi ; mais elle partie pour le ciel, j’ai voulu courir, bâtir, posséder sur la terre. Déjà je suis fatigué, et j’ai encore les mains vides. C’est maintenant que je sens réellement que ma mère me manque ; c’est maintenant que je la pleure, que je crie après elle dans la solitude de mes pensées… Eh bien ! dans cette solitude effrayante toujours, navrante parfois pour un homme habitué à l’amour exclusif et passionné d’une mère, il y a un être qui me fait encore un peu de bien et auprès duquel je respire de toute la longueur de mon haleine, c’est la Boccaferri. Voyez-vous, Salentini, je vais vous dire une chose qui vous étonnera ; mais pesez-la, et vous la comprendrez : je n’aime pas les femmes, je les déteste, et je suis affreusement méchant avec elles. J’en excepte une seule, la Boccaferri, parce que, seule, elle ressemble par certains côtés à ma mère, à la femme qui est cause de mon aversion pour toutes les autres ; comprenez-vous cela ?

— Parfaitement, Célio. Votre mère ne vivait que pour vous, et vous vous étiez habitué à la société d’une femme qui vous aimait plus qu’elle-même… Ah ! vous ne savez pas à qui vous parlez, Célio, et quelles souffrances tout opposées ce nom de mère réveille dans mon cœur ! Plus mon enfance a différé de la vôtre, mieux je vous comprends, ô enfant gâté, insolent et beau comme le bonheur !