Page:Sand - Le Château des désertes - Les Mississipiens, Lévy, 1877.djvu/81

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Je me dis que j’avais eu une hallucination, que ce n’était pas la voix de Cécilia qui m’avait chanté ces quatre vers beaucoup trop tendres pour elle ; mais pendant ces vingt-quatre heures, mon émotion avait changé d’objet ; la duchesse avait perdu son empire sur mon imagination. Au point du jour, le brave vetturino était à ma porte comme la veille. Cette fois, je ne le fis pas attendre. Je chargeai moi-même mes effets ; je m’installai dans son frêle legno (c’est comme on dirait à Paris un sapin), et je lui ordonnai de marcher vers l’ouest.

— Eh quoi ! Seigneurie, ce n’est pas la route de Milan !

— Je le sais bien ; je ne vais plus à Milan.

— Alors, mon maître, dites-moi où nous allons.

— Où tu voudras, mon ami ; allons le plus loin possible, du côté opposé à Milan.

— Je vous mènerais à Paris avec ces chevaux-là ; mais encore voudrais-je savoir si c’est à Paris ou à Rome qu’il faut aller.

— Va vers la France, tout droit vers la France, lui dis-je, obéissant à un instinct spontané. Je t’arrêterai quand je serai fatigué, ou quand la belle nature m’invitera à la contempler.

— La belle nature est bien laide dais ce temps-ci, dit en souriant le brave homme. Voyez, que de neige du haut en bas des montagnes ! Nous ne passerons pas aisément le Mont-Cenis !

— Nous verrons bien ; d’ailleurs nous ne le passerons peut-être pas. Allons, partons. J’ai besoin de voyager. Pourvu que ta voiture roule et m’éloigne de Mifan, comme de Turin, c’est tout ce qu’il me faut pour aujourd’hui.

— Allons, allons ! dit-il en fouettant ses chevaux, qui firent une longue glissade sur le pavé cristallisé par la gelée, tête d’artiste, tête de fou ! mais les gens raisonnables