Page:Sand - Le Dernier Amour, 1882.djvu/191

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mais on ne se sentait plus nécessaire les uns aux autres, et je dois dire que je me trouvais très-heureux de n’avoir personne entre ma femme et moi. C’était un esprit trop impressionnable pour prendre la vie en douceur. Les violentes émotions de sa jeunesse lui avaient laissé l’habitude de dramatiser le moindre incident et de voir un abîme ouvert dans toutes les ornières du prosaïque chemin de l’existence. Mon ascendant faisait rentrer en elle la notion de la mesure des faits ; mais c’était un soin continuel à prendre, une éducation toujours à refaire, une sérénité à ramener ou à entretenir, travail ingénieux et tendre dont je ne me lassais pas et dont elle me témoignait une reconnaissance passionnée, mais qu’il ne fallait pas laisser interrompre ou troubler par la moindre émotion venue du dehors.

Dans les commencements, elle se créa un chagrin inattendu. Autant elle avait aspiré à la réhabilitation par le mariage avec un homme sérieux, autant elle en fut effrayée quand elle l’eut obtenue. Il lui suffisait d’un mot surpris au passage pour la mettre au désespoir : « Elle est bien heureuse, mademoiselle Morgeron, après ce qui lui est arrivé ! » ou de la réflexion toute crue de quelque voisin : « Dame ! c’est un beau mariage qu’il fait là, M. Sylvestre ! » Elle ne se vengeait pas comme moi par un sourire de pitié de l’inoffensif attentat commis sur nous par une pensée brutale ; elle s’alarmait et regimbait comme si l’offense fût tombée du ciel.