Page:Sand - Le Dernier Amour, 1882.djvu/308

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victime. Quand je me vis couvert de mon propre sang, j’éprouvai un soulagement étrange, comme celui d’une bête de proie satisfaite et repue. Ce fut une grande révélation pour moi. L’homme le plus doux et le plus civilisé peut avoir des moments de fureur féline où il ne s’appartient plus et où il est capable d’agir sans conscience de ses actions. En voyant le mal physique que je venais de me faire sans le sentir, j’eus peur de moi comme d’un ennemi plus fort que moi. J’étais donc capable, à un moment donné, de subir cette démence et de l’exercer sur un autre ? Et sur quel autre tomberait-elle, si ce n’est sur la malheureuse qui provoquait les appétits du tigre ?

Je songeai à fuir ; c’était le plus lâche des palliatifs. Je m’interrogeai sévèrement. Ma loyauté intérieure me répondit : « Aucun danger, aucune colère, aucune vengeance possible pour celui qui n’impose pas silence à une conscience éclairée et timorée comme la tienne ; mais malheur à toi, si tu veux boire l’eau de feu qui a enivré ta femme ! Ce breuvage-là ne peut pas s’assimiler à un tempérament sain et fort comme le tien. Les gens bien trempés ne supportent pas les excitations factices. Tu as voulu vaincre la nature en toi-même. La nature qui ne s’est pas laissé fausser par le mal est une sainteté et une logique. Elle répugne au sophisme, elle rejette les aliments empoisonnés, quand même ils sont cachés sous l’huile et le miel. Tu t’es trompé par excès de