Page:Sand - Le Dernier Amour, 1882.djvu/57

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malade et mourut. Alors, je me sentis seule au monde. Mon père, au lieu de se calmer, devenait chaque jour plus sombre et plus exalté. Une dévotion farouche l’absorbait. Il voulait me faire abjurer la religion de ma mère, et c’était la seule chose qu’il ne pût obtenir d’elle. Elle me prescrivit de rester à la campagne pour échapper à la persécution religieuse. Ce fut mon malheur : j’avais quinze ans, je me sentais abandonnée d’une part, haïe de l’autre, mal protégée et assez mal vue par les fermiers auxquels on m’avait confiée. Je sentais le besoin d’être aimée, d’entendre quelqu’un me plaindre et me consoler. Un voyageur qui rôdait autour de la ferme me persuada qu’il m’adorait, que je serais sa femme, qu’il m’arracherait à cette triste existence. C’était un homme séduisant, mais c’était un lâche. Il m’abandonna.

« Je vous ai dit le reste, mais je ne vous ai pas parlé de Tonino, et il faut que je vous en parle. Quand je me réfugiai à Lugano, où mon grand-père m’avait dit avoir un fils établi et marié, je trouvai des gens dans la misère. Mon oncle, celui qui succédait au titre de comte, était tisserand. Chargé d’une nombreuse famille, il gagnait à peine de quoi ne pas mourir de faim. Il m’accueillit pourtant avec bonté, et sa femme, qui était blanchisseuse, m’employa comme ouvrière. Quel métier pour une jeune femme épuisée de fatigue et de privations, qui nourrit un petit enfant ! On me fit passer pour veuve, et Tonino, l’aîné des fils de mon oncle, — il avait alors neuf ans,