Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/157

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de te résigner, cent fois pire que la résistance. Si j’avais pu prévoir que tu perdrais ton temps, j’aurais vite songé à quelque autre chose ; car, je te l’ai dit, le temps est le capital des capitaux, et voilà deux années de ton existence qui n’ont rien produit pour le développement de tes moyens, et par conséquent pour ton avenir.

— Je me flatte pourtant du contraire, dit Émile en souriant avec un mélange de douceur et de fierté, et je puis vous assurer, mon père, que j’ai beaucoup travaillé, beaucoup lu, beaucoup pensé, je n’ose pas dire beaucoup acquis, durant mon séjour à Poitiers.

— Oh ! je sais fort bien ce que tu as lu et appris, Émile ! je m’en suis aperçu de reste à tes lettres, quand même je ne l’aurais pas su par mon correspondant ; et je te déclare que toute cette belle science philosophico-métaphysico-politico-économique est ce qu’il y a, à mon sens, de plus creux, de plus faux, de plus chimérique et de plus ridicule, pour ne pas dire de plus dangereux, pour la jeunesse. C’est à tel point que tes dernières lettres m’auraient fait pâmer de rire comme juge si, comme père, je n’en avais éprouvé un chagrin mortel ; et c’est précisément en voyant que tu étais monté sur un nouveau dada, et que tu allais encore une fois prendre ton vol à travers les espaces, que j’ai résolu de te rappeler auprès de moi, soit pour un temps, soit pour toujours, si je ne réussis pas à te remettre l’esprit.

— Votre raillerie et votre dédain sont bien cruels, mon père, et affligent plus mon cœur qu’ils ne blessent mon amour-propre. Que je ne sois pas d’accord avec vous, c’est possible : je suis prêt à vous entendre refuser toutes mes croyances ; mais que, lorsque pour la première fois de ma vie, j’éprouvais le besoin et j’avais le courage de verser dans votre sein toutes mes pensées et toutes mes émotions, vous me repoussiez avec ironie… c’est bien