Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/179

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passer par où votre père voudra, et le moment sera venu de rendre gorge.

« Vous ne le croyez pas ? Tant mieux pour vous ! ça prouve que vous ne serez pas de moitié dans le mal qui se prépare ; mais vous n’empêcherez rien. Bonsoir donc, mon brave enfant ! ne parlez pas pour moi à votre père ; je vous ferais mentir. Le bon Dieu m’a tiré de peine ; je veux le contenter en tout maintenant et ne faire que ce que ma conscience ne me reprochera pas. Pauvre, je serai plus utile aux pauvres que votre père avec toute sa richesse. Je bâtirai pour mes pareils, et ils auront plus de profit à me payer peu qu’ils n’en auront à gagner gros chez vous. Vous verrez ça, monsieur Émile, et tout le monde dira que j’avais raison ; mais il sera trop tard pour se repentir d’avoir passé la tête dans le licou ! »

Émile ne put vaincre l’obstination du charpentier et rentra chez lui encore plus triste qu’il n’en était sorti.

Les prédications de cet ouvrier incorruptible lui causaient un vague effroi.

Il rencontra aux abords de l’usine le secrétaire de son père, M. Galuchet, un gros jeune homme, très capable de faire des chiffres, très borné à tous autres égards.

C’était l’heure du repos ; Galuchet la mettait à profit en pêchant des goujons. C’était son passe-temps favori ; et quand il en avait beaucoup dans son panier, il les comptait, et les additionnant avec le chiffre de ses précédentes conquêtes, il était heureux de dire, en retirant sa ligne :

« Voici le sept cent quatre-vingt-deuxième goujon que j’ai pris avec cet hameçon-là depuis deux mois. Je suis bien fâché de n’avoir pas compté ceux de l’année dernière.

Émile s’appuya contre un arbre, pour le regarder pêcher. L’attention flegmatique et la patience puérile de ce garçon le révoltaient. Il ne concevait pas qu’il pût se trouver parfaitement heureux, par la seule raison qu’il