Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/232

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Dans une société où tout serait en harmonie, l’amour deviendrait, à coup sûr, un stimulant au patriotisme et au dévouement social. Mais lorsque les intentions hardies et généreuses sont condamnées à une lutte pénible avec les hommes et les choses qui nous entourent, les affections personnelles nous captivent et nous dominent jusqu’à produire l’engourdissement des autres facultés.

Le peuple cherche dans l’ivresse du vin l’oubli de ses autres privations, et l’amant dans celle des regards de sa maîtresse trouve comme un philtre d’oubli pour tout le reste. Émile était trop jeune pour savoir et vouloir souffrir, et pourtant il avait déjà beaucoup souffert.

Maintenant que le bonheur venait le chercher, comment eût-il pu s’y soustraire ? Avouons-le, sans trop de honte pour ce pauvre enfant, il ne pensait plus ni aux lois, ni aux faits, ni à l’avenir, ni au passé du monde, ni aux vices des sociétés, ni aux moyens de les sauver, ni aux misères humaines, ni aux volontés divines, ni au ciel, ni à la terre.

La terre, le ciel, la loi de Dieu, la destinée, le monde, c’était son amour ; et pourvu qu’il vît Gilberte et qu’il lût son sort dans ses yeux, peu lui importait que l’univers s’écroulât autour de lui.

Il ne pouvait plus ouvrir un livre ni soutenir une discussion. Quand il s’était fatigué à courir sur tous les sentiers qui conduisaient vers l’objet aimé, il s’assoupissait auprès de sa mère, ou lui lisait les journaux sans comprendre un mot de ce que prononçait sa bouche ; et quand il se retrouvait seul dans sa chambre, il se couchait bien vite pour éteindre sa lumière, et n’avoir plus le spectacle des objets extérieurs.

Alors les ténèbres s’illuminaient du feu intérieur qui l’animait, et sa vision radieuse venait se placer devant lui. Dans cette extase, il n’avait plus le sentiment du sommeil