Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/38

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« Je n’eus ni cette satisfaction, ni cette mortification : le cabriolet ne chavira point. Au beau milieu de la rivière, qui s’est creusé un lit en biseau dans cet endroit-là, le cheval en eut jusqu’aux nasaux ; la voiture fut soulevée par le courant. Le monsieur à redingote verte (car elle était verte, Janille), fouetta la bête ; la bête perdit pied, dériva, nagea, et, comme par miracle, nous fit bondir sur la rive, sans autre mal qu’un bain de pieds moins que tiède. Je n’avais pas perdu la tête, je sais nager tout comme un autre, mais mon compagnon m’avoua ensuite qu’il n’en savait pas plus long à cet égard qu’une poutre ; et pourtant il n’avait ni bronché, ni juré, ni changé de couleur. Voilà, pensé-je, un solide compère, et son aplomb ne me déplaît pas, bien que sa tranquillité ait quelque chose de méprisant comme le rire du diable.

« — Si vous allez à Gargilesse, j’y passe aussi, lui dis-je, et nous pouvons continuer de faire route ensemble.

« — Soit, reprit-il. Qu’est-ce que Gargilesse ?

« — Vous n’y allez donc pas ?

« — Je ne vais nulle part aujourd’hui, dit-il, et je suis prêt à aller partout. »

« Je ne suis pas superstitieux, Monsieur, et pourtant les histoires de ma nourrice me revinrent à l’esprit je ne sais comment, et j’eus un instant de sotte méfiance, comme si je m’étais trouvé en cabriolet côte à côte avec Satan. Je regardais de travers cet étrange personnage qui, n’ayant aucun but, s’en allait ainsi à travers monts et rivières pour le seul plaisir de s’exposer ou de m’exposer avec lui, moi, nigaud, qui m’étais laissé persuader de monter dans sa brouette infernale.

« Voyant que je ne disais mot, il crut devoir me rassurer.

« — Ma manière de courir le pays vous étonne, me dit-il, sachez donc que j’y viens avec le dessein de tenter