Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/101

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avons leur généalogie en exécration et en mépris : que faisons-nous, cependant, autre chose que de les imiter ? Nous nous disputons la préséance dans des sociétés rivales ; nous vantons sottement l’antiquité de nos origines ; et nous n’avons pas assez de chansons satiriques, pas assez d’injures, de menaces et d’outrages pour les sociétés nouvellement formées qui nous semblent entachées de roture et de bâtardise. Sur tous les points de la France, nous nous provoquons, nous nous égorgeons pour le droit de porter exclusivement l’équerre et le compas ; comme si tout homme qui travaille à la sueur de son front n’avait pas le droit de revêtir les insignes de sa profession ! La couleur d’un ruban placé un peu plus haut ou un peu plus bas, l’ornement d’un anneau d’oreille, voilà les graves questions qui fomentent la haine et font couler le sang des pauvres ouvriers. Quand j’y pense, j’en ris de pitié, ou plutôt j’en pleure de honte.

L’émotion empêche le jeune réformateur de poursuivre son ardente déclamation. Son cœur était plein ; mais il n’avait pas assez de paroles pour répandre l’indignation généreuse qui le suffoquait. Il s’arrêta, la poitrine oppressée, le front brûlant. Amaury, Amaury ! s’écria-t-il d’une voix étouffée, en saisissant le bras de son compagnon, tu voulais savoir de quoi je souffre ; je te l’ai dit, et il me semble que tu dois me comprendre. Je ne suis ni un fou, ni un rêveur, ni un ambitieux, ni un traître ; mais j’aime les hommes de ma race, et je suis malheureux parce qu’ils se haïssent.

Critique impartial (lecteur bénévole, comme nous disions jadis), sois indulgent pour le traducteur impuissant qui te transmet la parole de l’ouvrier. Cet homme ne parle pas la même langue que toi, et le narrateur qui lui sert d’interprète est forcé d’altérer la beauté abrupte, le tour original et l’abondance poétique de son texte, pour