Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/104

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merveilleuse lectrice, le peuple vous représente un géant au berceau, qui commence à sentir la vie déborder de son sein puissant, et qui se lève pour essayer des pas incertains au bord d’un abîme. Qui de lui ou de nous y tombera ? Madame, madame ! hâtez-vous d’être belle et de faire briller vos diamants. Peut-être sont-ils trempés dans le sang d’Hiram, et peut-être faudra-t-il un jour les cacher, ou les jeter loin de vous.

Quelques ouvriers lettrés et érudits (car il y en a, et ce n’est pas le fait le moins certain que je puisse vous attester[1]) ont cherché philosophiquement à lever le voile de ce mystère. Les uns attribuent la création de leur ordre aux ruines de l’ordre du Temple, et selon eux le fameux Maître Jacques, charpentier en chef de Salomon, ne serait autre que le grand maître Jacques de Molay, martyr immolé par un roi cupide et cruel du nom de Philippe. Selon d’autres il faudrait remonter plus haut, et chercher la source de l’inextinguible aversion, dans le ressentiment des races dépossédées et persécutées du midi de la France, des Albigeois, ou habitants riverains des gaves[2] (de là gavots) contre les bourreaux du nord et les inquisiteurs de Dominique. Et nous, nous pouvons, si nous voulons, supposer que toutes ces grandes insurrections de pastoureaux, de vaudois, de protestants et de calvinistes, tous plus ou moins zélateurs ou continuateurs de la doctrine de l’Évangile éternel, qui ont, à diverses époques, arrosé de leur sang les plaines et les chemins de la France, n’ont pas été étouffées sans que bien des souvenirs amers,

  1. J’écrivais ceci en 1841. Deux ans ne se sont pas encore écoulés, et déjà ces faits que j’attestais sont devenus évidents et nombreux. Dans dix ans on s’étonnera que j’aie été oblige d’affirmer la droiture et la culture de l’esprit populaire à une classe de lecteurs qui m’accusait d’engouement et de paradoxe. (Note de la deuxième édition.)
  2. On sait que gave signifie torrent du côté des Pyrénées.