Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/121

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de l’enthousiasme et du courage. Je t’embrassai sans faiblesse, et je revins en ville avec la Conduite, chantant toujours et ne songeant pas à l’isolement où j’allais me trouver, loin de l’ami qui m’avait instruit et protégé. J’étais, je crois, un peu exalté par nos fréquentes libations, auxquelles je n’étais pas accoutumé et auxquelles je crains fort de ne m’habituer jamais. Quand les fumées du vin se furent dissipées, et que je me retrouvai sans toi chez la Mère, sous le manteau de la cheminée, tandis que nos frères continuaient la fête autour de la table, je tombai dans une profonde tristesse. Je résistai longtemps à mon chagrin ; mais je n’en fus pas le maître, et je fondis en larmes. La Mère était alors auprès de moi, occupée à préparer le souper des compagnons. Elle fut attendrie de me voir pleurer ; et pressant ma tête dans ses mains de la même manière qu’elle caresse ses enfants : Pauvre petit Nantais, me dit-elle, c’est toi qui as le meilleur cœur. Quand les autres perdent un ami, ils ne savent que chanter et boire jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de voix et ne puissent plus tenir sur leurs jambes. Toi, tu as le cœur d’une femme, et celle que tu auras un jour sera bien aimée. En attendant, prends courage, mon pauvre enfant. Tu ne restes pas abandonné. Tous tes pays t’aiment, parce que tu es un bon sujet et un bon ouvrier. Ton père Savinien dit qu’il voudrait avoir un fils tout pareil à toi. Et quant à moi, je suis ta mère, entends-tu ? non pas seulement comme je suis celle de tous les compagnons, mais comme celle qui t’a mis au monde. Tu me confieras tous tes embarras, tu me diras tes peines, et je tâcherai de t’aider et de te consoler.

En parlant ainsi, cette bonne femme m’embrasse sur la tête, et je sentis une larme de ses beaux yeux noirs tomber sur mon front. Je vivrais autant que le juif errant que je n’oublierais pas cela. Je sentis mon cœur se