Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/124

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour beaucoup dans le plaisir qu’il avait à faire cette bonne action. Le brave jeune homme n’en était que plus timide avec elle, et, comme moi, il se fût fait un crime de manquer au devoir de l’amitié envers son mari. Nous l’aimions donc tous les deux, et elle nous traitait tous les deux comme ses meilleurs amis. Mais Romanet, retenu par la modestie à cause de son bienfait, et demeurant en ville, la voyait moins souvent que moi. Enfin, quelle qu’en fût la cause, la Mère avait pour moi une préférence bien marquée. Elle vénérait le Bon-soutien comme un ange, mais elle me choyait comme son enfant ; et il n’y avait pas quatre personnes plus unies et plus heureuses sur la terre que Savinien, sa femme, le Bon-soutien et moi.

Mais le temps vint enfin où il fallut m’éloigner. Les travaux de la préfecture étaient terminés, et l’ouvrage allait manquer pour le nombre des compagnons réunis à Blois. De jeunes compagnons arrivèrent ; ce fut aux plus anciennement arrivés de leur grade à leur céder la place. J’étais de ce nombre. On décréta qu’on nous ferait la conduite et que l’on nous dirigerait sur Poitiers.

C’est alors que je m’aperçus de la force de mon sentiment. J’étais comme fou, et la douleur que j’éprouvais en apprit plus à la Savinienne que je n’aurais voulu lui en dire. C’est elle qui me donna la force d’obéir au Devoir en me parlant de son honneur et du mien ; et, dans cette exhortation, il y eut des paroles échangées que nous ne pûmes pas reprendre après les avoir dites. Enfin, je partis le cœur brisé, et je n’ai jamais pu aimer ou même regarder une autre femme que la Savinienne. Je suis encore aujourd’hui aussi pur que le jour où tu quittais Blois, et où la Savinienne m’embrassait au front sous le manteau de la cheminée.

Pierre, attendri par le récit de cette passion naïve et vertueuse, promit à son ami de le servir dans ses amours,