Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/130

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courir le monde par différents chemins, afin de porter sur plusieurs points à la fois la lumière et le bienfait de l’industrie. Soyez sûrs que les enfants de Jacques et ceux de Soubise sont aussi bien que nous les enfants du grand Salomon…

Un murmure désapprobateur faillit interrompre l’Ami-du-trait. Il se hâta de reprendre avec adresse (car un peu d’allégorie était bien nécessaire avec des esprits moins éclairés que le sien).

— Ce sont des enfants égarés, il est vrai, des enfants rebelles, si vous voulez. Dans leur long et pénible pèlerinage, ils ont oublié les sages lois et jusqu’au nom auguste de leur père. Jacques fut peut-être un imposteur qui corrompit leur jugement, et se fit prophète pour s’approprier le culte du vrai maître ; et c’est pourquoi ils ont tant d’animosité contre nous ; c’est pourquoi ils nous provoquent et nous maltraitent avec fanatisme, cherchant à s’isoler de nous et à nous disputer le travail, héritage sacré de tous les compagnons. Imiterez-vous donc leur exemple, et, parce qu’ils sont aveugles et inhumains, agirez-vous comme eux ? relèverez-vous le gant du combat ? Ô mes pays ! ô mes frères ! rappelez-vous une grande leçon que Salomon nous a donnée. Deux mères se disputaient un enfant ; il ordonna qu’on le coupât en deux, et que chacune en emportât la moitié. La mère supposée accepta le partage, la vraie mère s’écria qu’on le donnât tout entier à sa rivale. Cet apologue est l’emblème de notre destinée. Ceux de nous qui demandent le partage de la terre et du travail sont sans entrailles, et ne songent pas que ce lambeau partagé par le glaive de la haine ne sera plus entre leurs mains qu’un cadavre.

Pierre leur parla encore longtemps. Je ne sais s’il portait dans son sein la révélation d’un temps et d’une société où le principe de liberté individuelle pourrait se