Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/166

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sans la moindre méfiance, cette main protectrice, en s’écriant d’un ton pénétré : À la bonne heure, voilà des bourgeois qui ne sont pas fiers !

— Je vous remercie, mon brave, dit l’étranger, d’avoir bien voulu venir souper avec nous. Cette franche cordialité vous fait honneur.

— L’honneur est de mon côté, répondit le Berrichon radieux.

Et ils s’assit sans façon à côté de l’étranger, qui se mit en devoir de le servir.

Pierre voyait bien qu’il y avait là une méprise, et il ne le fit point un cas de conscience d’en profiter pour s’instruire sans se compromettre. Il avait encore la pensée que cet étranger pouvait bien être un espion, une sorte d’agent provocateur comme on croyait en voir partout, et comme il y en avait effectivement beaucoup à cette époque-là. C’était l’été de 1823. De nombreuses conspirations avortées et cruellement punies n’avaient pas encore découragé les sociétés secrètes. On travaillait peut-être en France avec moins de hardiesse que les années précédentes au renversement des Bourbons, mais on y travaillait avec un reste d’espoir à la frontière d’Espagne. Ferdinand VII était prisonnier dans les mains du parti libéral, et l’on se flattait encore d’une révolte dans l’armée française commandée par le duc d’Angoulème. Cependant les secrets du Carbonarisme étaient un peu éventés, et partout les agents du pouvoir étaient sur sa piste. Pierre était donc assez fondé à se méfier du recruteur qui s’efforçait de conquérir ses sympathies. Il voyait avec effroi le Corinthien, le Dignitaire et le maître serrurier se mettre en rapport avec lui. Il était résolu à préserver ces derniers du piége qui pouvait leur être tendu, et il dissimula d’abord ses craintes afin d’observer mieux l’inconnu auprès duquel le hasard venait de le ramener.