Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/88

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sent ? Et, dans cette alternative d’ardeur et de dégoût, ma vie s’écoule comme un rêve confus dont ma mémoire ne fixe aucune phase, mais dont la fatigue seule se fait sentir. Ô mes amis ! expliquez-moi ce mal qui me ronge. Si je suis coupable (et je le crois, car je ne suis pas sans remords), éclairez-moi, et remettez-moi dans le bon chemin.

Amaury-le-Corinthien avait écouté ce discours avec une tristesse sympathique, et Vaudois avec une stupeur profonde. Le jeune homme comprenait cette souffrance, sans la partager. Moins initié que l’Ami-du-trait aux angoisses de la réflexion, il l’était assez néanmoins pour connaître la cause de son mal, mais l’invalide, philosophe par nature, tranquille par bon sens, et content par habitude, ne pouvait s’expliquer l’inquiétude qui s’attache à la nouvelle génération.

— Il faut que ta conscience ait quelque chose de trop lourd à porter, lui répondit-il, ou que ton amour pour l’étude t’ait conduit à l’ambition. J’ai connu quelques jeunes gens avides, qui à force de vouloir s’élever au-dessus de leur position, sont restés au-dessous de ce qu’ils eussent été avec plus de simplicité et de résignation. Je crois, mon pauvre Villepreux, que tu désires la richesse ou la réputation outre mesure. Tu veux que ton nom domine tous les noms illustres du tour de France ; ou bien tu rêves une fortune, une belle maison, des terres, une grosse maîtrise. Tout cela peut t’arriver, puisque tu as du talent, du zèle, un père bien établi, un petit héritage à recueillir, ainsi que tu l’avoues toi-même. Tant d’avantages devraient suffire à ton contentement. Mais ceci est une chose que j’ai remarquée souvent et que je ne puis comprendre : plus l’homme possède, plus il désire ; plus il réussit, plus il veut entreprendre ; et plus il a renversé d’obstacles, plus il s’en crée de nouveaux. C’est peut-être