Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/89

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un bienfait de la Providence que d’ôter le désir à ceux qui n’ont point sujet d’espérer. Parlez-moi des gueux pour être stoïciens. J’ai ouï dire que le fondateur de cette morale fut un esclave. J’ai oublié son nom ; mais ce fut bien un vrai pauvre diable, puisqu’il eut tant de raison et de patience. Allons ! c’est bien certain, la richesse est un grand mal, la science un grand poison, le génie une mauvaise fièvre. Et pourtant il faut de tout cela, et tous tant que nous sommes nous courons après.

Quand Vaudois-la-Sagesse eut prononcé cet arrêt, que Pierre écouta avec tristesse et recueillement, Amaury, consulté par les regards de son ami, prit la parole à son tour.

— Moi, sans vous offenser, dit-il, je pense que l’ambition n’est pas un mal, et que le succès n’est point un crime. Pourquoi étudions-nous ? c’est pour avancer dans la science ; et quand nous en tenons un peu, nous l’appliquons à l’édifice de notre fortune. Et pourquoi cherchions-nous à nous enrichir ? c’est pour arriver au repos. Ôtez-nous tous ces désirs, tous ces besoins : que sommes-nous ? des ignorants, des paresseux, quand nous ne sommes que cela ; car la grossièreté engendre le vice, et qui dit fainéant parmi nous, dit un ivrogne, un débauché, un brutal, un sans cœur. Voyons, père Vaudois ! vous voici arrivé au repos. Votre infirmité vous prive de votre travail : mais l’estime de vos frères vous a restitué ce qui vous était dû, ce que vous eussiez acquis par vous-même : c’est justice. Vous voilà dans une sorte de bien-être qui est légitime, et que vous pouvez regarder comme votre propre ouvrage, puisque l’homme qui travaille bien et qui se conduit bien a droit à une récompense. Dites-nous à quoi vous passez votre temps désormais, et ce qui occupe votre esprit aux heures où la clientèle ne vous tient pas en haleine. Vous lisez, car voilà des livres sur un rayon. Vous tracez des plans de charpente, car voici de