Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/90

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jolis modèles et de bons lavis de trait. Vous vous livrez à la poésie, car vous avez recueilli avec soin tous les vieux chants de votre Devoir ; vous les savez par cœur, et voilà des cahiers écrits de votre main (et très-bien écrits, vraiment !) où vous avez restitué aux vieux auteurs tout ce que la mauvaise mémoire ou l’ignorance des chanteurs vulgaires avait mutilé et corrompu Vous ne vous êtes donc pas arrêté au milieu de votre vie pour obéir tristement à la fatalité qui vous faisait impotent, solitaire, inutile, désolé ? Vous avez, au contraire, fait un nouveau bail avec l’avenir ; vous avez cultivé votre intelligence, soigné votre écriture, et perfectionné votre orthographe, orné votre mémoire, étudié la science, la morale, et même la politique ; car j’ai vu tout cela en vous. Enfin, vous avez obéi à une secrète ambition qui vous défendait de subir l’arrêt de l’adversité, et qui ne se fût pas contentée des plaisirs de la table et des profits du petit négoce. Vous êtes donc un ambitieux, un rêveur, un fou, vous aussi, avec toute votre sagesse ? Voyons, répondez à cela, mon philosophe !

— Villepreux, ton ami parle comme un livre, dit le Vaudois, un peu flatté intérieurement des éloges qu’il recevait sous forme de dilemme : et je vois bien qu’il a raison ; car je m’ennuierais cruellement dans ma solitude si je n’avais pas le goût des livres, des chansons anciennes et nouvelles, des almanachs et des conversations instructives avec les voyageurs qui s’arrêtent sous mon berceau. Mais pourquoi trouvé-je tant d’amusement à tout cela ? Je veux bien être ambitieux, mais vous conviendrez que je ne suis pas triste. Les souffrances dont parle l’Ami-du-trait, je ne les ai jamais éprouvées ; je n’ai été malheureux qu’une fois dans ma vie : c’est lorsque j’ai vu ma pauvre jambe sortir de mon lit sans moi, et que je me suis dit que mes bras et ma tête ne me serviraient plus de rien. Mais les amis sont venus, m’ont prouvé que cela servirait encore,