Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/91

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et j’en ai bien rappelé ! Cependant un regret, un désir m’agitent. Je voudrais revoir ma montagne, mon pays de Vaud, ma Suisse, quoique je n’y connaisse plus quasi personne. Mais enfin c’est un rêve, et, lié que je suis au rivage de la Loire par la reconnaissance et l’amitié, je soupire bien un peu. Je regarde les nuages du couchant qui amoncellent là-bas en grosses masses blanches, dorées, argentées, pourprées comme le Mont-Blanc. Voici, dans mon jardin, un ruisseau que j’ai creusé moi-même, et qui s’appelle le Rhône. Cette butte, où j’ai planté des lilas, c’est le Jura. Tout cela m’amuse et me console. J’ai quelquefois une larme au bord des yeux ; et puis je fais quelques vers, et je les chante ; et je suis heureux, au bout du compte. Il y a donc deux sortes d’ambitions : une qui souffre toujours et ne se contente de rien ; une autre qui réjouit l’âme et s’arrange de peu. Ne saurais-tu prendre la mienne, pays Villepreux ?

— Vous avez dit tous deux des choses bien vraies, reprit Pierre Huguenin, et pourtant aucun de vous n’a mis le doigt sur la plaie. Je ne suis pas meilleur chirurgien que vous, et mon cœur saigne sans que je sache d’où s’échappent le sang, l’espoir et la vie. Pourtant je puis, devant Dieu et devant vous, faire un serment : c’est que je ne désire rien au delà de ma condition, si ce n’est quelques heures de plus par semaine pour me livrer à la rêverie et à la lecture. Ni gloire ni richesse ne me tente, je le jure encore et sur l’honneur ! Pensez-vous que la légère privation dont je me plains suffise à me rendre malheureux ? Je ne le crois pas. Le mal a sa source plus haut. Peut-être ce mystère s’éclaircira-t-il avec le temps. Jusque-là je souffrirai en silence, je vous le promets, et je ne chercherai jamais à décourager les autres.