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LE COMPAGNON

reste de convenance dont la limite était assez mal gardée. Joséphine n’était folle qu’à la superficie. Elle était de ces coquettes de province qui, avec l’amour de l’honnêteté et un fonds de sagesse, se permettent un système d’agaceries qu’elles croient sans conséquence et sans danger. Heureuse d’abord et fière d’exciter les désirs, elle sentit la rougeur monter à son front lorsqu’elle eut à se défendre d’un commencement de familiarité ; c’est alors qu’elle songea à la retraite. Mais la comtesse, qui lui avait promis de la reconduire, voyant le bal se prolonger et Joséphine s’y complaire, avait été se coucher ou avait fait semblant : du moins elle s’était enfermée dans ses appartements. Raoul s’était laissé griser, et, tout en répondant à sa cousine qu’il était à ses ordres, ne faisait que chanter et rire aux éclats, sans comprendre sa situation. Les autres dames partirent une à une sans lui offrir de la reconduire. Le vicomte Amédée leur avait fait croire que sa sœur comptait se relever au point du jour pour ramener madame des Frenays dans sa voiture. Cependant la comtesse ne se releva pas. Les domestiques harassés ronflaient dans les antichambres ; Raoul, complètement ivre, s’était laissé tomber sur un sofa. Joséphine restait comme seule avec cinq ou six jeunes gens plus ou moins avinés, qui eussent voulu se chasser l’un l’autre, et qui s’obstinaient à la faire walser presque malgré elle. Accablée de fatigue, profondément blessée du procédé de son hôtesse, effrayée des manières de ses adorateurs, dégoûtée de leur plat caquetage, Joséphine s’assit d’un air consterné au milieu d’eux. Le froid du matin la faisait frissonner ; elle demandait son châle : on lui répondait par des fadeurs à demi obscènes sur la beauté de sa taille. La salle était poudreuse, triste, affreuse à voir dans son désordre à la clarté bleuâtre de l’aube. La pauvre femme était cruellement punie, et chaque mot, chaque regard qui tombait sur elle