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DU TOUR DE FRANCE.

et qu’ils appellent des romans. Vous dites qu’Amaury veut devenir artiste. Est-ce qu’il ne l’est pas en restant menuisier ? Je crois bien plutôt qu’il veut devenir bourgeois et sortir de sa classe. Moi, je n’approuve pas cela, je n’ai jamais vu que la prétention de s’élever au-dessus de ses pareils réussît à personne. Ceux qui y parviennent perdent l’estime de leurs anciens compagnons, et deviennent bien malheureux parce qu’ils n’ont plus d’amis. Que prétend-il donc faire à Paris ? Est-ce qu’il aura les moyens de s’y établir ? Vous dites qu’il lui faudra plusieurs années pour devenir habile dans son nouveau métier, et beaucoup d’années encore pour que ce métier le fasse vivre. Il vivra donc des charités de votre seigneur, en attendant ? Je veux bien que ce comte de Villepreux soit un brave homme ; il est toujours dur d’accepter les secours des riches, et je ne conçois pas qu’arrivé au point de pouvoir exister par soi-même, on se remette sous la tutelle des maîtres, ou à la disposition des gens bienfaisants.

Tout ce que Pierre put dire pour constater les droits de l’intelligence à tous les moyens de perfectionnement ne convainquit point la Savinienne. Son bon sens et sa droiture naturelle ne lui faisaient jamais défaut quand il s’agissait des choses qu’elle pouvait comprendre ; mais ses idées étaient restreintes dans un certain cercle, et, à côté de ses grandes qualités, il y avait un certain nombre de préjugés et de préventions par lesquels elle tenait au peuple comme l’arbre à sa racine.

Son mécontentement secret et son inquiétude douloureuse augmentèrent lorsque, l’horloge du château sonnant onze heures du soir, il lui fallut renoncer à voir le Corinthien avant le lendemain. Elle avait couché ses enfants, et se sentait elle-même trop fatiguée pour veiller davantage ; mais après qu’elle se fut mise au lit, elle ne put s’endormir, et, cédant aux tristes pressentiments qui