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LE COMPAGNON

son fils voulait achever avait tout l’escalier de la tribune, qu’il s’était réservé comme le morceau le plus important et le plus difficile. Pierre ne disait pas que, dans le secret de son âme, il chérissait cette partie de l’atelier qui le rapprochait du cabinet de la tourelle, et de la tribune, où quelquefois il n’était séparé d’Yseult que par la porte, souvent entr’ouverte, du cabinet d’étude.

Retranché dans le fond de l’atelier, Pierre avait depuis quelque temps travaillé sans relâche. Non-seulement il voulait que son escalier fût une pièce conforme à toutes les lois de la science, mais il voulait encore en faire une œuvre d’art. Il songeait à lui donner le style, le caractère, le mouvement non-seulement facile et sûr, mais encore hardi et pittoresque. Il ne fallait pas que ce fût l’escalier coquet d’un restaurant ou d’un magasin, mais bien l’escalier austère et riche d’un vieux manoir, tel que ceux qu’on voit au fond des intérieurs de Rembrandt, sur lesquels la lumière douteuse et rampante monte et décroît avec tant d’art et de profondeur. La rampe en bois, découpée à jour, et les ornements des pendentifs, devaient aussi être d’un choix particulier. Pierre eut le bon sens et le bon goût d’emprunter le dessin de ces parties aux ornements de l’ancienne boiserie. Il les adapta aux formes et aux dimensions de son escalier, et là ses connaissance en géométrie lui devinrent de la plus grande utilité. C’était un travail d’architecte, de décorateur et de sculpteur en même temps. Pierre était sévère envers lui-même. Il se disait que ce serait peut-être la seule occasion qu’il aurait dans sa vie d’unir sérieusement les conditions de l’utile à celles du beau, et il voulait laisser dans ce monument, où des générations d’ouvriers habiles avaient exécuté de si belles choses, une trace de sa vie, à lui, ouvrier consciencieux, artiste délicat et noble.

Il était dix heures du soir, et il donnait enfin la der-