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LE COMPAGNON

en regardant au miroir si elle est bien coiffée. C’est comme si je la voyais.

— C’est égal, parle moins haut, je t’en supplie.

— Je parlerai aussi bas que tu voudras, Pierre, dit le Corinthien en venant s’asseoir à côté de son ami. Mais j’ai besoin de parler, vois-tu, j’ai la tête brisée. Sais-tu que ton escalier est superbe ? Tu as du talent, Pierre. Tu es né architecte comme je suis né sculpteur, et il me semble qu’il y a autant de gloire dans un art que dans l’autre. Est-ce que tu n’as jamais eu d’ambition, toi ?

— Tu vois bien que j’en ai, puisque je me suis donné tant de mal pour faire cet escalier.

— Et voilà ton ambition satisfaite ?

— Pour aujourd’hui ; demain j’aurai à faire le corps de bibliothèque,

— Et tu comptes faire toute ta vie des escaliers et des armoires ?

— Que pourrais-je faire de mieux ? je ne sais pas faire autre chose.

— Mais tu peux tout ce que tu veux, Pierre, et tu ne veux pas rester menuisier, j’espère ?

— Mon cher Corinthien, je compte rester menuisier. Que tu deviennes sculpteur, que tu étudies Michel-Ange et Donatello, c’est juste. Tu es entraîné aux œuvres brillantes par une organisation particulière, qui t’impose le devoir de chercher le beau dans son expression la plus élevée et la plus poétique. Le dégoût que t’inspirent les travaux de pure utilité est peut-être un avertissement de la Providence, qui te réserve de plus hautes destinées. Mais moi, j’aime le travail des mains ; et pourvu que ma peine serve à quelque chose, je ne la regrette pas. Mon intelligence ne me porte pas vers les œuvres d’art, comme tu les entends ; je suis peuple, je me sens ouvrier par tous les pores. Une voix secrète, loin de m’appeler dans le