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LE COMPAGNON

avec la terre. L’industrie déploie en vain des forces miraculeuses ; elle suscite des besoins qu’elle ne peut satisfaire, elle prodigue des jouissances auxquelles la famille humaine ne participe qu’en s’imposant, sur d’autres points, des privations jusqu’alors inconnues. On crée partout le travail, et partout la misère augmente. Il semble qu’on soit en droit de regretter la féodalité, qui nourrissait l’esclave sans l’épuiser, et qui, le sauvant des tourments d’une vaine espérance, le mettait du moins à l’abri du désespoir et du suicide.

Ces réflexions contradictoires, ces incertitudes douloureuses lui revinrent à mesure qu’il voyait les beautés du parc seigneurial de Villepreux se révéler à la clarté du matin. Malgré lui il comparait le soin et l’intelligence qui avaient réglé l’ordonnance de cette nature à l’effet de l’éducation sur le caractère et l’esprit de l’homme. En retranchant les branches inutiles de ces arbres, on leur avait donné la grâce, la santé et la taille majestueuse que le climat leur apporte sous des latitudes plus efficaces que la nôtre. En coupant souvent et en arrosant sans cesse ces gazons, on leur avait donné l’admirable fraîcheur qu’ils reçoivent de la chute des eaux abondantes au versant des montagnes. On avait acclimaté là des fleurs et des fruits de diverses régions en leur ménageant à point l’air, l’ombre ou la lumière. C’était une nature factice, mais étudiée avec art pour ressembler à la nature libre sans perdre les conditions de bien-être, de protection, d’ordre et de charme qu’elle doit avoir pour servir de milieu et d’abri à l’humanité civilisée. On y retrouvait toute la beauté de l’œuvre de Dieu, et on y sentait la main de l’homme, dominatrice avec amour, conservatrice avec discernement. Pierre convint avec lui-même que, dans nos climats, rien ne ressemble plus à la véritable création divine, à la Nature, en un mot, telle que l’ont définie les