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LE COMPAGNON

vieux républicain de père a pu vous dire pour vous mettre en garde contre moi. J’estime infiniment votre père, et ne veux pas blesser ses préjugés ; mais il y a cette différence entre lui et moi, qu’il est l’homme du passé, et que moi, son aîné, je suis pourtant l’homme du présent. Je me flatte de mieux comprendre l’égalité que lui ; et si vous refusez de me confier le secret de votre peine, je croirai comprendre la fraternité humaine mieux que vous aussi.

Il eût été bien difficile au jeune ouvrier de refuser sa confiance et son admiration à un pareil langage. Il se sentit tout pénétré de reconnaissance et de sympathie. Pendant que le comte lui parlait, Yseult avait avancé une tasse de vieux-sèvres jusque sous la main de l’ouvrier, et le comte lui avait versé du café avec tant de naturel et de bonhomie, que Pierre comprit que le meilleur goût possible, en cette circonstance, était d’accepter comme on lui offrait, sans hésiter et sans faire de phrases. Mais il se troubla lorsque Yseult se leva à demi pour lui présenter du sucre. Il n’eut que la force de la regarder, et l’expression de sensibilité affectueuse qu’il rencontra sur sa physionomie lui fit un bien mêlé d’un certain mal. Il rougit comme un enfant, et se mit à déjeuner sans trop savoir ce qu’il faisait. Il acceptait et avalait tout ce qu’elle lui offrait, n’osant rien lui refuser, et ne craignant rien tant que d’échanger quelque parole avec elle dans ce moment-là. Cependant, à mesure qu’il mangeait (et il en avait grand besoin, car il était à jeun), il sentait revenir sa présence d’esprit. Le moka, qui était fort savoureux, et dont il n’avait point l’habitude, communiqua spontanément à son cerveau une chaleur souveraine. Il sentit sa langue se délier, son sang circuler librement, ses idées s’éclaircir, et la crainte du ridicule céder à des considérations plus sérieuses.

— Vous voulez que je parle ? dit-il au comte, après avoir