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LE COMPAGNON

tions et des promesses, travaillait à détruire les préventions de Pierre en lui persuadant ce qu’elle croyait elle-même : que le vieillard cachait prudemment l’ardeur de son républicanisme, en attendant le jour où il pourrait en faire l’application.

— Je me suis trompé, se disait Pierre en l’écoutant ; j’ai été injuste envers le père et l’instituteur d’une telle fille. L’âme d’un lâche et d’un traître n’aurait pu former cette héroïne, brave comme Jeanne d’Arc, éloquente comme madame de Staël. Oui, j’ai tenté de fermer les yeux à la lumière, et mes répugnances n’étaient que l’aveuglement de l’orgueil. Le peuple a des amis dans les hautes classes ; il les méconnaît et les repousse. Nous sommes sourds et grossiers, moi tout le premier, qui ai méconnu cette voix du ciel, et résisté à cette puissance surhumaine.

Ces réflexions arrivaient sur les lèvres de Pierre Huguenin sans qu’il eût conscience de ce qu’il disait, tant son âme était exaltée et inondée de joie et d’amour.

— Vous vous êtes donc méfié de nous ? lui disait la jeune patricienne ; vous avez méconnu mon père, l’homme le plus sincère et le plus grand ! Mais vous méfierez-vous de moi qui vous parle, maître Pierre ? Croyez-vous qu’à mon âge on sache tromper ? Ne sentez-vous pas qu’il y a au fond de mon cœur une soif inextinguible de justice et d’égalité ? Ne savez-vous pas que toutes les lectures qui ont formé votre esprit ont formé le mien aussi ? Quelle brute perverse serais-je donc si j’avais pu lire Jean-Jacques et Franklin sans être pénétrée de la vérité ! Croyez-vous que je ne me sois pas fait raconter par mon père ces grandes époques de la révolution, où les hommes du Destin ont poursuivi et défendu le principe de la souveraineté populaire au prix de leur vie, de leur réputation et de leur propre cœur, arrachant de leurs entrailles, par