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lettres à marcie

refusée par un caprice de la fortune. Il vous reste, pour lot, une vie toute d’intelligence, et c’est précisément l’emploi de cette intelligence que la société vous interdit. Vous sentez en vous trop de jeunesse et de sympathie pour faire de votre génie un emploi isolé. Vous vous dites qu’à vingt-cinq ans l’homme le mieux doué ne saurait se retirer au désert et se consacrer à une philosophie toute personnelle. Dieu aurait-il départi à la femme une force supérieure à celle de l’homme ? « Non, dites-vous : qu’on me laisse donc m’élancer dans la vie d’action ; je me sens orateur, je me sens prêtre ; je veux, je peux combattre, discuter, enseigner. » Si vous le pouvez, Marcie, vous êtes une exception, et, dans des temps héroïques, vous eussiez pu vous nommer Jeanne D’Arc, madame Roland, Héloïse. Mais que voulez-vous être aujourd’hui ? Cherchez dans la hiérarchie sociale, dans tous les rangs du pouvoir ou de l’industrie, quelque position où la pensée de vous installer ne vous fasse pas sourire. Vous ne pouvez être qu’artiste, et cela, rien ne vous en empêchera. Mais supposons qu’il y ait aujourd’hui dans les discussions parlementaires et dans l’exercice du pouvoir quelque chose qui puisse tenter une âme généreuse ou un esprit élevé ; supposons que plusieurs femmes, excentriques par leur éducation et leurs facultés, brûlent de trouver leur place dans le monde, et, entravées par les lois, périssent consumées dans l’inaction et le regret ; entre nous, Marcie, je ne crois pas qu’il y ait une seule de ces femmes en Europe à l’heure où nous parlons. N’importe ; vous m’accorderez que le nombre n’en est pas grand, et qu’il serait bien imprudent de faire, à cause de ce petit nombre de prodiges, une loi qui admettrait au pouvoir déjà