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carl

je passai une heure ou un instant dans cette situation, c’est ce que j’ignore. Je fus éveillé en sursaut par un rêve étrange. Il me semblait voir le spectre de mon ami Carl sortir de l’écume d’une cataracte furieuse et saisir mon jeune Carl pour l’entraîner avec lui dans le gouffre. L’enfant se débattait en poussant des cris lamentables, et me tendait les bras en invoquant mon secours. Je fis un violent effort pour m’élancer vers lui ; mais, au moment où je me courbais en avant, j’ouvris les yeux et je restai terrifié du spectacle qui s’offrit à mes regards. J’étais sur le revers d’un abîme incommensurable. De terrasses en terrasses, la montagne se brisait en gouttières à des milliers de pieds au-dessous de moi, et la cataracte, en s’y précipitant, promenait un gémissement sinistre sur les échos lointains. La lune, perçant des nuées bizarres, affreusement déchirées, éclairait d’une lueur blafarde cette scène effrayante et sublime. Je crus rêver encore ; j’appelai Carl à plusieurs reprises. Il ne me répondit pas. Le vent se taisait pourtant, et la seule voix de l’eau, renvoyée par les abîmes, remplissait la nuit de monotones et lugubres harmonies. Je l’écoutais, plongé dans une morne détresse, incapable de me mouvoir et de me rendre compte de ma véritable situation. Un pas de plus, et je roulais sur les gigantesques degrés de la montagne ; mais je n’avais déjà plus conscience du danger, bien que je fusse parfaitement éveillé. Je ne sais par quelle liaison d’idées la phrase musicale de Carl me revint à la mémoire. Mon rêve, un instant oublié, me revint aussi, et la fièvre qui venait de m’envahir, embrouilla tellement mes idées, que je perdis de nouveau l’empire de ma volonté. Des fantômes dansèrent dans mon cerveau et devant