Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/119

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le prix de ses jours d’enfance. — À ton dire, mon ami, il arriverait pour l’homme sage et fort un temps où ce repos peut s’acquérir par la réflexion et la volonté. Oh ! sois sincère, je t’en prie, et oublie le rôle de consolateur que ton amitié t’impose avec moi. Ne me trompe pas dans l’espoir de me guérir ; car plus tu ferais refleurir sous mes pas d’espérances décevantes, plus je ressentirais de colère et de douleur en les perdant. Dis-moi la vérité, es-tu heureux ? — Non, ceci est une sotte question, et le bonheur est un mot ridicule, qui ne représente qu’une idée vague comme un rêve. Mais supportes-tu la vie de bon cœur ? La regretterais-tu si demain Dieu t’en délivrait ? Pleurerais-tu autre chose que tes enfants ? Car cette affection d’instinct, comme tu dis fort bien, est la seule que la réflexion désespérante ne puisse ébranler. — Dis-moi, oh ! dis-moi ce qui se passe en moi depuis dix ans et plus ; ce dégoût de tout, cet ennui dévorant, qui succède à mes plus vives jouissances, et qui de plus en plus me gagne et m’écrase, est-ce une maladie de mon cerveau, ou est-ce un résultat de ma destinée ? Ai-je horriblement raison de détester la vie ? ai-je criminellement tort de ne pas l’accepter ? Mettons de côté les questions sociales, supposons même que nous n’ayons pas d’enfants, et que nous ayons subi tous deux la même dose de malheur et de fatigue. Crois-tu que, par suite de la diversité de nos organisations, nous nous retrouverions l’un et l’autre où nous en sommes, toi réconcilié avec la vie, moi plus las et plus désespéré que jamais ? Y a-t-il donc en vous autres une faculté qui me manque ? Suis-je plus mal partagé que vous, et Dieu m’a-t-il refusé cet instinctif amour de la vie qu’il a donné à toutes les créatures pour la conservation des espèces ? Je vois ma mère : elle a souffert matériellement plus que moi, son histoire est une des plus orageuses et des plus funestes que j’aie entendu raconter ; sa force naturelle l’a sauvée de tout ; son insouciance, sa gaieté, ont surnagé dans tous ses naufrages. À soixante ans elle est encore belle et